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Au commencement.
(uchronie Hommage à la série Cal de Ter)
En deux semaines – temps terrestre – l'homme n'avait pas vraiment connu la quiétude. Quoi de plus normal ? Il était déphasé. Ce monde, aux savanes arborées immenses, le décontenançait. Il s'était donc résolu, en premier lieu, à ne point trop bouger de son point d'arrivée. Depuis deux semaines, donc, il explorait les environs du grand arbre, entourée d'herbe à éléphants, où il avait planté sa tente. Rien de bien remarquable ; le calme régnait dans la savane, uniquement perturbé par les cris d'oiseaux et le grognement de quelques fauves. Ceux-ci l'inquiétaient plus que tout. Dans la mire de ses jumelles, il en avait aperçus quelques-uns. De gros fauves proches du lion, exception faite de la toison, bariolée comme celle des zèbres. Ils n'avaient rien d'amicaux : carnivores jusqu'au bout des griffes, comme l'homme avait pu s'en rendre compte le deuxième jour après son arrivée. Guidé par la faim, il tentait depuis de nombreuses heures de dénicher un mammifère isolé et comestible quand il était tombé sur un véritable carnage orchestré par les zèblions – cette image hybride lui était venue instinctivement - contre un troupeau de Dodos géants, dont la rapidité semblait pourtant égaler celle des autruches terrestres. Les zéblions possédaient un alignement impressionnant de crocs dans la bouche et ne lâchaient plus leur proie une fois celle-ci conquise.
Patiemment, l'homme avait attendu, bien dissimulé dans l'herbe à éléphants. Et deux heures plus tard, l'homme pouvait enfin s'arroger quelques restes de cette viande plus tendre qu'elle n'y paraissait. Ce premier repas local avait déclenché son hilarité. « Finalement », s'était-il dit, « mon intégration à ce nouveau monde commence ».
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Inéluctable. Voilà le mot qui traversa son esprit. Fataliste, le coeur contaminé par un sentiment d'inachevé, l'homme comprit qu'il se devait d'accepter la situation.
Le représentant de la présidence, son ancien meilleur ami, l'observait avec sorte de pudeur retenue, et une certaine émotion. Compréhensible, bien entendu, mais totalement irritante. La peine qu'il observait dans ses yeux, bien qu'ils fussent visibles uniquement sur le petit moniteur de contrôle, l'agaçait. Qu'il soit sûr d'une chose : personne ne pouvait revenir en arrière. Ce qui était fait, était fait. Inutile de larmoyer. Et si son ami affectait un air malheureux, il ne ressentait, lui, aucun regret.
Dès que sa capsule se détacha du vaisseau-satelitte, l'homme commença à sentir ses paupières très lourdes. D'ici deux minutes, il s'endormirait. Pour combien de temps ?
Sa dernière pensée consciente fut pour la Terre qu'il pouvait observer à présent sur le moniteur, en lieu et place de son vieux compagnon : elle est toujours bleue.
Il grimaça, puis sombra dans le sommeil.
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L'homme s'était enhardi, au bout de quelques semaines. Ses voyages l'emmenaient de plus en plus loin ; il avait abandonné son bivouac, près du baobab géant, et n'hésitait plus à l'installer, même en terrain découvert, au milieu de la savane. Sa tente comportait un système de camouflage quasi indétectable, et surtout inodore si bien que les animaux s'en tenaient éloignés.
Hormis les nombreux animaux, la savane lui avait paru déserte. Aucun signe évident de civilisation. Être seul au monde l'inquiétait. Il avait songé, depuis des semaines, qu'un monde aussi riche, aussi proche des caractéristiques terrestres, devait forcément posséder une race intelligente en son sein. L'absence de traces le démoralisait. Si aucun être pensant n'habitait cette planète, tout ça, tout ce qui l'entourait, ne revêtait aucun intérêt. La confrontation de deux intelligences, il n'y avait rien de tel. Tout comme un plat sans piment se révèle souvent bien fade.
Or, la délivrance, de ce côté-là, ne tarda pas à survenir, sous les traits artificiels d'une sorte de totem grossièrement humanoïde planté en terre comme un avertissement cinglant : « ici vous entrez sur notre territoire. Passez votre chemin ».
L'homme en sauta de joie. A présent, il savait qu'avec un peu de chance, l'avenir sur cette planète s'annonçait prometteur. Tout en se frottant mentalement les mains, il s'engagea avec une ardeur toute nouvelle, sur le territoire de ces inconnus indigènes.
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Le plus étrange, dans sa nouvelle histoire, fut pour l'homme une découverte fondamentale. Alors qu'il n'avait toujours rencontré aucun indigène, son oeil entraîné à l'observation logique de son environnement s'était arrêté sur un accident de terrain, au loin, qui jurait avec la savane. Une ancienne cité détruite ! pensa-t-il, avec excitation. Parce que cette bosse lointaine ne pouvait n'être ni une colline, ni une forêt, et encore moins un mirage !
Il lui fallut deux bonnes journées (ici elles duraient une bonne trentaine d'heures) pour rejoindre le site en question. Le lieu se révéla tout à fait étonnant. Tout d'abord parce qu'il était entouré de totems archaïques où l'on observait, sculptés, de nombreux visages grimaçants. Bien entendu, cela sonnait comme un sombre avertissement. Pour un indigène, très certainement, mais pour quelqu'un d'évolué comme un homme de la Terre, ce signal d'alerte n'engendrait qu'une simple moue amusée, même si, bien évidemment, la prudence était de mise. Ensuite, il ne s'agissait pas d'une cité, mais d'un énorme dôme de pierre entièrement recouvert par les mauvaises herbes et, comme sur de bien nombreux tertres, aussi artificiel fût-il, quelques arbres malingres s'accrochaient désespérément, leurs racines parfois apparentes.
L'homme sourit. Depuis son arrivée, il avait souhaité ce genre de découverte. Et celle qu'il venait de faire était tout simplement incroyable. Soit une civilisation évoluée avait fleuri sur cette planète, soit une civilisation étrangère avait fait étape ici.
Première chose à régler, celle de l'entrée. Une fois à l'intérieur du dôme, sans doute y verrait-il plus clair.
Avec minutie, l'homme entama donc son inspection et, au bout d'une petite heure, il put se réjouir. Non seulement, il découvrit un accès, mais encore était-il régi par un système électronique !
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Depuis qu'il explorait le dôme, l'homme n'en pouvait plus d'excitation. Il n'y avait plus aucun doute : l'endroit avait été bâti par une race inconnue. Le dôme, en lui-même, n'était qu'un artifice. Une sorte de grande bogue vide et creuse. Au début, l'homme s'en était étonné, très déçu de n'y rien trouver. Quoique, vide fût un terme bien galvaudé ! Les parois, éclairées par une lueur artificielle dont la provenance était impossible à déterminer, se révélèrent entièrement recouverts de glyphes inconnus et, de fait, totalement incompréhensibles. Dès lors, l'homme s'appliqua à déterminer, grâce une nouvelle fois à son sens logique et son intelligence – et de ce côté il n'était véritablement pas à plaindre –, la signification des symboles. Il répertoria, classifia, analysa pendant des semaines, puis des mois, jusqu'à ce qu'une forme de logique sémantique apparaisse enfin. Sans qu'il puisse, pour le moment, traduire quoi que ce fût.
Un événement, en parallèle, se produisit. Un jour de chasse, alors qu'il revenait avec, sur le dos, son gibier, et qu'il franchissait la limite des totems, il entrevit la silhouette d'un homme. Au départ, il crut que la fatigue de la chasse engendrait dans son esprit quelques délires. Mais non. La silhouette, bien réelle, se mouvait entre les baobabs, tel un fauve qui suit sa proie sans se montrer.
Depuis ce jour, l'homme se sut repéré. Grand bien lui fasse, il ne demandait que ça. Les indigènes, il se promettait d'en faire son second but, et ce but impliquait un contact avancé avec eux. Qu'ils vinssent directement à lui, finalement, lui apparut comme une excellente nouvelle.
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Deux nouveaux mois s'écoulèrent. Il avait tant de travail qu'il s'en rendit à peine compte. Malgré tout, les événements s'étaient enchaînés. Les silhouettes, à l'extérieur, s'étaient multipliées ; d'abord fugaces et discrètes puis, l'absence de danger aidant sans doute, bien visibles. Les indigènes se montraient enfin, et l'homme put les contempler à loisir. Des primitifs. Rien à voir avec ceux qui avaient bâti le dôme et son annexe souterraine, qu'il avait enfin découverte en parvenant, au bout de son énergie, à déchiffrer les glyphes les plus importants.
Les indigènes, donc, étaient humains. Du moins, extérieurement, à cent pour cent. Et tous, absolument tous, roux. De roux humains qui hurlaient un « Gol! » guerrier en se frappant la poitrine. Cette découverte ne cessa d'estomaquer l'homme ; la chance qu'il avait eue était tout bonnement incroyable même si, il le savait, le système de contrôle de sa navette, notamment son ordinateur de bord, avait passé plusieurs siècles à analyser les systèmes solaires, leurs caractéristiques, les constantes planétaires, les climats, avant de lui dénicher cette nouvelle terre, où il avait été abandonné, ou naufragé à la façon d'un Robinson, car le résultat final s'y apparentait. La seule différence étant que lui n'avait – et ne désirait en avoir pour l'heure – aucun espoir de retour. D'autant que sa découverte suivante fit germer en lui un plan qu'il n'aurait jamais imaginé possible.
En effet, il avait découvert la signification des glyphes les plus essentiels ; ceux-ci n'étaient qu'une notice explicative très simple. Ils décrivaient le fonctionnement d'un ascenseur. Pour cela, il fallait enfoncer, de la main, des glyphes apparents dans la pierre selon un schéma bien défini. Si l'on respectait ce schéma, une plaque métallique finissait par apparaître sur le sol terreux. On ressentait, alors, une forte gravité qui scotchait les pieds à la plaque. L'instant d'après, après une brève sensation de tournis, on se retrouvait dans une grande, très grande pièce. Et la surprise du chef se tenait là, dans toute sa splendeur. L'homme en comprit toute la nature au premier coup d'oeil. Il s'agissait, à l'évidence, d'un super-ordinateur en sommeil. Un super-ordinateur tel que l'homme, lui-même, n'avait jamais su en concevoir.
Dès l'instant où il saisit réellement les potentialités de sa découverte, bien plus tard quand l'ordinateur éveilla sa conscience artificielle et qu'il entama de l'apprivoiser, l'homme sut, et l'idée lui plut, qu'il allait pouvoir sereinement écrire l'histoire de ce monde, et sa propre histoire. Comme un recommencement. Et cette fois-ci, ayant la maîtrise de tous les paramètres, il la conclurait à sa façon. Celle qu'il avait imaginé avant d'être embarqué dans cette capsule. Et la fin de son histoire serait grandiose. Un feu d'artifices libérateur.
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Giuse se frotta pensivement le menton. Il se demandait toujours comment les événements avaient pu s'enchaîner de cette façon. Tout était parti de l'accident... oui. Sans aucun doute.
Depuis une dizaine de minutes, il observait la capsule pénitencière s'éloigner. C'était la fin. D'une amitié passée, d'abord. Puis d'une sombre histoire, ensuite. La plus sombre histoire de l'humanité.
Tout avait démarré quand Cal, son meilleur ami, avait eu cet accident, lors d'une banale visite d'un laboratoire où étaient testés de nombreux nouveaux produits, mais aussi des virus hybrides, ainsi que tout un tas d'autres saloperies. Cal visitait ce laboratoire où on lui avait proposé un bon poste de logicien quand un attentat terroriste avait éclaté. Personne, pas même le poseur de bombe, n'avait imaginé les répercussions de cet événement.
Cal, seul survivant, avait été, sans cure possible, contaminé par un des virus hybrides ; et ce virus avait décuplé ses facultés mentales mais, également, on l'avait compris bien plus tard – bien trop tard – une forme avancée de delirium égotique. Sa personnalité première, petit à petit, fut remplacée par une autre, sombre, perverse et totalement organisée et lucide, qui le poussa à mener, par instinct de vengeance d'abord, puis par simple folie ensuite, un plan de mort à l'échelle planétaire. Il avait fomenté la destruction de la planète. Et, pour être honnête, avait partiellement réussi ce plan. Les trois-quart de la Terre étaient désormais inhabitables. Réduits en cimetières de marbre par des bombes stérilisantes.
Cal, finalement, avait été arrêté. Grâce à Giuse, devenu assistant du nouveau président en raison de sa connaissance approfondie de l'homme qu'était Cal. En période de crise, on s'adresse aux personnes capables de la résoudre !
Et c'est ce qu'il s'était évertué à faire, même si au final les milliards de morts prouvaient son échec cuisant.
Et pourtant. Et pourtant quand Cal fut condamné à errer pour l'éternité dans une capsule pénitencière, il avait fait programmer l'ordinateur de bord, en secret, pour que Cal finisse ses jours sur une autre planète, abandonné. Pour qu'il puisse réfléchir, tout en vieillissant, à la portée de ses actes.
Giuse soupira, détacha son regard des moniteurs, et se leva. Il sentit une forme de satisfaction monter en lui. Il espérait qu'une fois parvenu à destination, Cal souffrirait mille mort. Mais qu'à la toute fin, peut-être, au moment de mourir, un lambeau de raison lui reviendrait.
Oui, et qu'à la fin, à la dernière étincelle de son humanité, il se repentirait.
FIN.
Thomas Geha, 2009, envion 13000 signes.