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Le Vampire et Elle.



Il y avait le vampire. Et Elle.
La vie passait son chemin, ronflait autour de l’endroit, ruche d’abeilles furieuses dans la chaleur de l’été. L’aurore inaccessible sculptait l’horizon. Il manquait le fantôme d’un cowboy, descendant du jour naissant vers le crépuscule sur sa monture, chapeau rabaissé. Il aurait pu apparaître.
En vérité, rien n’était improbable.
Ici, les ombres avaient des ombres, autant d’âmes par-dessus les âmes, autant d’esprits qui hantaient la région, comme une plaine de damnation, un purgatoire où la souffrance reflétait la multitude des questions angoissantes d’une humanité morte enfermée dans les arêtes coupantes de pierres-aimants.
Les cailloux noirs qui jonchent le lieu disent tout le temps en riant fort : « vous n’irez jamais au ciel, le pardon de Dieu vous est interdit, vous resterez engluées sur cette terre visqueuse. La splendeur n’est pas pour vous, vous n’êtes rien, rien que des débris, de la mort contre la mort, de la putrescence spirituelle, vous n’êtes rien et nous vous retenons, nous sommes vos anges de la douleur, parce que vous êtes faibles. Vous le serez à jamais. Vous nourrirez nos savoureux cauchemars. Vous êtes le sang dont nous nous abreuverons jusque la fin des temps. »
Puis, il y avait le vampire et elle.
Elle portait sa robe rouge, une gangue de rubis qu’aucun tailleur de pierre n’avait jamais touchée ; couchée sur le sol, en chien de fusil, elle dormait, agitée de légers spasmes ; des bras de flammes saisissaient ses rêves, les consumaient. Son front dégouttait de chaque image enfuie. Bientôt, elle mourrait, déshydratée, et personne ne viendrait la sauver. Personne. Dans cette lande de pierres et de genêts aux branches cassantes, même le vent n’osait s’engouffrer. Il retenait son souffle, le dispensait ailleurs.
Là-bas – les directions sont indéfinissables  –, là-bas des hurlements parvenaient jusque dans ses oreilles que le sommeil avait rendues sourdes. Là-bas, un corps de vieille femme se minéralisait dans l’indifférence générale. Bientôt, il serait si rigide qu’il exploserait en mille petites pierres, et ces milles petites pierres captureraient un fragment d’ange de douleur, et chaque ange de douleur y enfermerait des damnés. Il en était ainsi, ici, des morts, depuis que la mort était mort, que la vie était vie, que l’immortalité avait cessé d’être un rêve de mortel. Oui, ici on rêvait de mortalité, d’une fin : la vie éternelle relevait du cauchemar.
Puis, il y avait le vampire et elle.
On l’avait jeté dans l’eau brûlante et acide d’un Styx, bras et pieds enchaînés de fer. Il s’embourbait dans la vase et se noyait à perpétuité. Sa peau rongée par mille rats invisibles était une robe de souffrance. Il vivait et mourait dans le martyre, celui d’un supplicié abandonné, effacé de la mémoire des siens, gommé de la mémoire collective : sa puissance et son existence n’avaient été qu’éphémères, simple brindilles qu’un pied plus fort que le monde avait écrasées sans peine et sans remords. Le néant avait rappelé à lui sa marionnette, avait coupé les fils et l’avait laissé là, dans cette eau sombre, à un destin plus funeste encore que celui de sa vie terrestre. Les vampires détestent l’indifférence plus que la souffrance. C’est l’idée qui lui venait à chaque renaissance. C’est l’idée qui accompagnait chacune des ses morts.
Oui, il y avait donc le vampire et elle.
D’elle, nous ne savons pas grand-chose. Elle avait connu des joies et des peines, des luttes et des amours ; la cruauté du désaveu et la tentation de la vengeance. Cela n’a aucune importance ; elle avait traversé une vie anonyme, si anonyme que nul n’aurait pu dire comment elle s’était retrouvée là, anomalie qui cesserait bientôt de l’être, couchée en chien de fusil, encore vivante mais au seuil de la mort et des tourments. C’était ainsi.
Les flammes brûlaient tant son âme qu’elle se retourna dans son sommeil, recouvrant les pierres de son corps léger. Sa robe se craquela. Sa peau était si blanche et si fragile que la face tranchante des noirs minéraux lacérèrent son ventre. Elle ne sentit pas la douleur, parce qu’en elle vibrait toujours plus de souffrance, celle de sa damnation, celle des pierres qui cherchaient le chemin de  son âme.
Des plaies s’écoula son sang. Le sang de sa vie fuyant dans mille sillons fins de terre sèche, rides d'un lieu plus vieux que tous les mondes connus. Oui, sa vie voulait fuir cet endroit, à tout prix. Le liquide sinua et sinua encore, avec ardeur, dans les crevasses et les rigoles ; il sinua tant et tant, qu’il dévala la pente aboutissant au bord d’un fleuve à l’eau bouillonnante. Pendant ce temps-là, affaibli par cette perte irréparable, le cœur de la jeune femme ralentissait. La mort la minéraliserait, elle exploserait, tout comme la vieille aux hurlements désormais éteints, et les mille pierres de son corps attireraient les anges de la douleur. Ils captureraient son âme, la tortureraient, ils captureraient de nouvelles âmes et la souffrance des autres lui renverrait la sienne en miroir.
Or, elle n’était pas seule.
Il y avait le vampire embourbé dans la vase du fleuve. Au moment précis où la première goutte de sang tomba dans l’eau, il s’éveillait en maudissant l’indifférence dans laquelle on l’avait enfermé à jamais. Il entendit le bruit de cette première goutte. Oh ! C’était un son si agréable, si nouveau ! Comme si, soudain, le désintérêt de l’univers envers lui cessait, et lui accordait une nouvelle chance. Il ouvrit clair les yeux, laissa voguer ses sens, et patienta. Pleuvait-il sur le fleuve ? Idée insensée ! La pluie n’existait pas dans cet endroit. La pluie n’avait pas ce bruit lourd de plomb.
Et en effet, le sang de la jeune femme était si chargé de son martyre qu’il était devenu plus lourd que le métal. Voilà pourquoi il avait dévalé la pente sèche si vite, jusqu’aux berges du fleuve.
Même au fond de l’eau, le vampire reconnut très vite l’odeur caractéristique de la nourriture. Il se tortilla en vain dans ses chaînes, pour se mettre sur la trajectoire de la goutte. Il la voyait comme une perle brillante. Hélas, elle se dilua non loin de lui, sans qu’il puisse ne serait-ce que l’effleurer, hormis du regard. Ainsi se passa la plus terrible frustration qu’il eut jamais connue. Entre ses morts et ses renaissances, il compta les gouttes. Elles s’échappaient près de lui et disparaissaient dans le flux capricieux. Cependant, la millième tomba droit sur le nez du vampire, roula comme une bille dans sa rampe, et acheva sa course dans la bouche béante, guettant l’offrande. Alors, son cœur et son corps s’en abreuvèrent. Et sur le visage du vampire un large sourire naquit.
Or, pendant ce temps-là, la jeune femme en robe de rubis mourait. Ses derniers instants patinaient sur une boue invisible, elle s’accrochait comme elle le pouvait, inconsciente du monde. La vie possède un instinct : elle ne veut pas disparaître ; et cet instinct-là luttait au mieux, mais à armes inégales, dans cet environnement mortuaire.
Soudain, les pierres se turent, les âmes des anges de douleur se figèrent, figèrent toute la vermine au travail ici et là. Les cauchemars cessèrent, les flammes reculèrent dans l’esprit de la jeune femme, lui laissant un répit auquel, dans ses songes, elle n’aspirait peut-être plus. Les pierres se turent, oui : elles entendaient des pas. Des pieds écrasaient la terre fissurée, lentement, puis, plus sûrement, balayant les pierres. Ils se dirigeaient vers la fille, suivaient les sillons gorgés de son sang. Et le vampire s’arrêta devant le corps inanimé, la souleva avec autant de délicatesse qu’il était possible dans cet univers de soufre, où l’atmosphère lourde empêchait toute respiration. Le vampire s’en moquait : il appartenait au règne des créatures mortes. Avec délice, il sortit ses crocs et mordit la chair, près du cou fragile. Le sang afflua abondamment en lui. Il sentit la jouissance et s’arrêta au bon moment, quand il sut qu’il venait d’atteindre son objectif. Il savait très bien ce qu’il faisait, il avait, durant sa vie terrestre, connu ce genre de cas de figure bien des fois. Alors, il déposa le corps de la femme près d’un gros rocher basaltique et, de ses mains, un peu plus loin, creusa un trou assez large et profond pour y enterrer sa victime. Quand cela fut accompli, il s’assit près du tombeau et attendit. Il souriait tandis que les anges de douleur et leurs victimes retenaient leur souffle, les uns désarmés, les autres emplis d’un fol espoir, tandis que le corps ensanglanté de la femme contaminait la terre. Personne, ici, n’avait de sépulture. Personne ici n’en n’avait jamais eu. Seul le dieu qui régnait sur les pierres pouvait en décider autrement. Mais s’intéressait-il seulement à cet endroit ?
Pourtant, le vampire avait brisé ce tabou, brisé l’harmonie du cercle, griffé de sa marque, déchiré de ses dents, le cours des événements, il avait dévié la volonté de l’univers et de son créateur. Il s’était élevé de son lit d’eau, avait bravé la boue, arraché ses chaînes d’un seul geste puissant, revigoré par le sang d’une anomalie ; et il avait marché vers un inimaginable destin : il avait écrasé l’indifférence.
Quelques heures plus tard, une main jaillit de terre, puis une deuxième. Le vampire se leva, aida la jeune femme à sortir de sa tombe. Il vit ses yeux maquillés de terre, les restes de sa robe salie, qui n’avait plus rien du rubis. D’une main, il l’arracha complètement du caveau. Elle se blottit dans ses bras, se demandant ce qu’elle pouvait bien faire là, dans cet environnement sinistre, crépusculaire, où geignaient des milliers de pierres noires. Affamée, elle en saisit une et la suça. Elle avait un goût de sang, à la fois suave et fort. Elle retrouvait vigueur, soudain. Un ange de douleur hurla dans son corps de pierre en même temps que ses âmes captives, et les deux vampires se sourirent. Puis le vampire parla, récitant des phrases entendues mille fois, les ajustant à sa propre saveur : « Vous resterez englués sur cette terre visqueuse. La splendeur n’est pas pour vous, vous n’êtes rien, rien que des débris, de la mort contre la mort, de la putrescence spirituelle, vous n’êtes rien et nous vous retenons, parce que vous êtes faibles. Vous le serez à jamais. Vous êtes le sang dont nous nous abreuverons jusque la fin des temps. »

Il y avait désormais ici, dans ce lieu de désarroi, de souffrance et de peur, où le crépuscule repoussait l'aube comme on combat une maladie, un vampire et elle, qu’il avait faite sienne. Ils se moquaient des dieux mais les dieux n’avaient que faire de ces deux anomalies, tant que le travail était accompli et qu’ils étaient assouvis.
Tant que ces deux créatures restaient des anges de douleur…
…le vampire et elle.

 

(c) Thomas Geha, 2013, ed. Mnemos.

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